Conte pas pour les enfants
Il était une fois un très gentil chien qui vivait en liberté autour d'une propriété à la campagne. Il avait un collier avec son nom, il était vacciné et quatre maîtres (deux Grecs, deux Français) se chargeaient de le nourrir ainsi que sa grosse copine vache-renard (pour les initiés). Il pouvait rentrer et sortir de la propriété comme il voulait mais n'allait jamais très loin de sa niche douillette et fourrée de foin. Petit détail : ce gentil chien, que nous appellerons Vizir, au hasard, avait été abandonné le 1er mars 2005, le jour de la fermeture de la chasse, à l'âge de 10 mois environ, par un chasseur peu scrupuleux qui avait compris que tout Setter anglais pur race qu'il soit, il ne serait pas très compétent pour poursuivre les oiseaux. Lui, ce qui l'intéressait,Vizir, c'est qu'on lui donne beaucoup d'affection et qu'on lui lance 30 fois à la suite un caillou, un morceau de bois ou n'importe quoi d'autre, du moment qu'on lui lance un truc. Et comme ça, il était heureux depuis le printemps, libre d'aller où il voulait tout en ayant des gens affectueux qui lui donnaient toutes les caresses qu'il réclamait.De temps en temps, un camion d'éboueurs passait pour aller au village au-dessus... L'été et l'automne passèrent ainsi jusqu'à Noël, où Vizir disparut sans préavis. Pendant 3 semaines, ses maîtres grecs battirent le rappel, allèrent visiter tous les coins où on abandonne les chiens, se renseignèrent partout, sans succès. Lorsque ses maîtres français rentrèrent de vacances, ils décidèrent de passer à la vitesse supérieure en affichant une photo de Vizir, en le déclarant officiellement volé et surtout, en promettant une forte récompense : il se trouve qu'ils vivent dans un pays où l'argent est le moteur de tout, et en sachant cela, nul doute qu'on arriverait à retrouver Vizir.
Le vendredi 20 janvier au soir, un coup de fil au responsable du club des chasseurs du coin leur apprit qu'il avait vu Vizir le matin "près du cimetière" du bourg à 12-15 km de la maison de campagne. "Si vous y allez demain matin tôt, vous le trouverez là-bas". Les maîtres grecs de Vizir essayèrent le soir-même de le trouver, sans succès. Le samedi matin, les maîtres français se mirent en route après une panne d'oreiller, vers 8H30, au lieu des 7H escomptées. Ils passèrent une bonne heure à rôder dans le fameux coin du cimetière, à siffler, à appeler, sans succès non plus. L'endroit qu'ils ne connaissaient pas était fameux : décharges en tout genre, maisons faites de vieilles ferrailles et de planches de récupération, chiens errants faméliques et craintifs, gosses sales, fauves agressifs retenus par des chaînes d'un mètre dans des espaces de 2m2, sans eau ni nourriture (on trouva même deux setter anglais presque sosies de Vizir, attachés dans les mêmes conditions), et partout, terrains vagues couverts d'ordures et ambiance générale de Tiers-Monde : Calcutta n'a qu'à bien se tenir et on avait peine à imaginer qu'à 300m plus au-dessus d'une station balnéaire réputée en Grèce, on vivait dans une zone si répugnante. Alors qu'ils en étaient à s'ébahir de cet endroit, Anna, la maîtresse grecque de Vizir, les appela : on l'avait retrouvé, paraît-il, il était chez le vétérinaire ! Vite, vite, ils coururent là-bas : quand la maîtresse de Vizir entra, elle vit un grand chien efflanqué qui se plaqua sur le sol de peur. Elle s'exclama seulement "mon Vizir !" et à sa voix, il remua la queue et vint immédiatement lui faire la fête, c'était bien lui, elle l'aurait reconnu entre mille !
Alors commencèrent de sombres tractations. Les maîtres de Vizir voulaient connaître la personne qui avait trouvé Vizir pour lui donner la récompense : "c'est un éboueur, mais donne-moi l'argent, je vais lui transmettre, pas la peine de parler avec lui. Et puis il y en a deux autres avec lui qui l'ont aidé mais je ne veux pas qu'ils aient l'argent, eux, ce sont des voleurs" déclara le vétérinaire. Lorsque les maîtres de Vizir annoncèrent qu'ils voulaient donner 150 Euros (c'est beaucoup en Grèce), il ajouta "ce n'est pas assez, donne 250". Un peu interloqués, ils s'apprêtaient à obtempérer quand le dit éboueur appela: "ne donnez pas l'argent au vétérinaire, il va se servir au passage, je n'ai pas confiance en lui, c'est un voleur". Bien embêtés, les maîtres de Vizir ne savaient pas quoi faire : le vétérinaire hurlait "je ne veux pas que vous leur donniez l'argent aux trois, ce n'est pas mérité, seul un y a droit, et d'abord, il me doit quelque chose", mais il ne voulait pas non plus que l'argent soit remis directement à celui-là. L'éboueur insistait au téléphone "c'est un voleur, il va en prendre la moitié". Le vétérinaire refusa ensuite de pucer Vizir "ce chien, c'est sûr, personne ne vous le revolera maintenant, soyez en sûrs, donc pas besoin de puce". Enigmatique, non ? Finalement, contre l'avis du vétérinaire, les maîtres de Vizir allèrent trouver l'éboueur : "ce chien-là, je le vois rôder depuis 15 jours là-bas" déclara-t-il. "Alors ce matin, j'ai décidé de l'amener parce que j'avais vu votre affiche". "Moi-même je chasse, j'ai des chiens également", ajouta-t-il. On lui raconta encore la version officielle : Vizir est à moitié sourd, et donc il ne chasse pas (Vizir en fait entend ce qu'il veut entendre...). "Oui, oui" approuva le chasseur, oups, l'éboueur, désolée, et il empocha les 150 euros annoncés. Entre temps, pour apaiser la colère du vétérinaire, on alla lui faire l'aumône de 50 euros aussi, qu'il refusa de la tête en tendant la main pour les prendre...
De retour à la maison, lorsque le maître voulut appeler le responsable du club des chasseurs (qu'il connaissait bien), celui-ci refusa de lui parler. Bizarre, non ?
Après discussions entre tous les maîtres réunis, on en arriva à la conclusion que l'histoire était en fait très simple si on admettait les hypothèses suivantes. Depuis des mois, le camion des poubelles repérait ce chien en semi-liberté près de la maison. Le 24 décembre, certain que les Français ne venaient pas pour Noël, l'éboueur vola Vizir pour son service personnel. Il le garda enfermé dans une cour et le nourrit assez régulièrement si on en juge l'état pas trop mauvais de Vizir. Il se rendit vite compte que Vizir n'aimait pas tuer les oiseaux et n'en faisait qu'à sa tête. Entre temps, le responsable du club des chasseurs avait appris que ce chien était recherché et était embêté qu'il ait été volé à un Français qu'il connaissait bien. Vendredi soir, une fois qu'il eut la certitude que les Français étaient là, il leur suggéra d'aller chercher de tel côté tôt le matin, tout en conseillant à l'éboueur de relâcher ce chien à ce moment-là, afin que le hasard fasse bien les choses. Las, si les Français n'étaient pas adeptes de la grasse matinée, ils auraient économisé 200 Euros. A 8H30, quand l'éboueur vit que le chien était encore là, il décida de jouer le jeu et l'apporta chez le vétérinaire pour toucher officiellement la récompense. C'était tout bénéfice pour lui mais quelques petites remarques étranges de la part de tous firent tiquer les maîtres de Vizir et leur firent enfin entrevoir la vérité. Tout cela n'est que conjectures, mais le système de voler un chien puis de jouer à le retrouver pour toucher la récompense est connu en Grèce et il est fort probable que les choses se soient déroulées ainsi : tout le monde était dans le coup et tout le monde savait la part de responsabilité de chacun et le rôle qu'il avait joué.
Quel triste monde ! Dieu merci, l'heureux caractère de Vizir (savez-vous que ce chien bat de la queue même dans son sommeil quand il entend une voix connue de lui ?) lui a permis de se remettre rapidement de son triste Noël...
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